Sauver le nom « Anisozygoptera » : entre héritage, cohérence et passion taxonomique

Planche illustrée par Guillaume Severin, accompagnant l’article « spectaculaire » d’Edmond de Selys Longchamps (1889) consacré à la description de l’espèce japonaise « extraordinaire » Palaeophlebia superstes de Selys Longchamps, 1889 — aujourd’hui connue sous le nom de Epiophlebia superstes (de Selys Longchamps, 1889).

Il est des noms qui, à force d’être remaniés, déplacés ou contestés, risquent de se perdre dans les méandres de la systématique. Anisozygoptera en fait partie. Derrière ce nom évocateur, familier à tout amateur de libellules, se cache une histoire scientifique dense, parfois tortueuse, mais toujours fascinante. C’est dans cet esprit que je propose de « sauver » ce nom, en lui redonnant un sens clair et actuel, fidèle à la fois à son histoire et à la cohérence phylogénétique moderne (Deliry, 2022).

L’histoire commence en 1889, lorsque Edmond de Selys Longchamps décrit du Japon une nouvelle espèce d’un genre inédit : Palaeophlebia superstes. L’article est somptueux, magnifié par une planche de Guillaume Severin dont la finesse graphique illustre à merveille l’étonnement de Selys devant « le plus extraordinaire et le plus anormal des Odonates vivants ».

Mais l’aventure se complique : quelques mois plus tôt, Brauer, Redtenbacher et Gandlbauer avaient déjà publié un genre fossile du même nom (Palaeophlebia synlestoides), découvert en Sibérie. Le nom de Selys devenait donc homonyme et devait être remplacé. Calvert (1903) proposa Epiophlebia, tandis que Handlirsch (1906) suggéra Neopalaeophlebia – seul le premier sera retenu.

Dans le même mouvement, Handlirsch crée le groupe des Anisozygoptera, où il rassemble sept familles, dont six fossiles. La septième, les Neopalaeophlebiidae, deviendra peu après les Epiophlebiidae (Muttkowski, 1910), rattachées au genre Epiophlebia où se trouve replacée l’espèce japonaise, unique en son genre alors, Epiophlebia superstes (de Selys Longchamps, 1889).

Epiophlebia laidlawi Tillyard, 1921
Nymphe ayant servi à la description

La suite ressemble à un véritable feuilleton scientifique. Tillyard (1917) doute d’abord de la validité des Anisozygoptera, considérant qu’il s’agit d’un assemblage artificiel, purement fossile. Il range Epiophlebia superstes dans les Lestidae, avant de revenir sur sa décision en 1921, lorsqu’il décrit Epiophlebia laidlawi : les Epiophlebiidae retrouvent alors leur place dans les Anisozygoptera, réhabilitant ainsi le groupe.

Plus tard, Fraser (1957) reconnaît que l’ensemble est paraphylétique, mais choisit de le conserver, au nom d’un certain pragmatisme nomenclatural. Cette position sera plébicitée, preuve de la force symbolique et historique du nom.

Puis survient le tournant critique. Whalley (1985), suivi par Nel et al. (1993), écartent totalement les « Anisozygoptera » de la classification, arguant en 1993 que les fossiles regroupés sous ce nom ne partagent aucun véritable lien phylogénétique, ni entre eux ni avec Epiophlebia. Ces derniers sont alors replacés dans les Epiophlebiidae au sein des Epiproctophora par certains auteurs.

Entre-temps, Asahina (1954) avait ajouté la superfamille des Epiophlebioidea, enrichissant encore la mosaïque de révisions. Carle (2012) reprend ensuite le dossier, intégrant les Anisozygoptera dans une perspective élargie au sein des Epiproctophora. Et j’en oublie nécessairement…

Mes travaux (Deliry 2014, 2018, 2022) m’ont conduit à revisiter cet ensemble : longtemps perçu comme artificiel, il peut aujourd’hui être repensé. En suivant la logique phylogénétique moderne, je propose de restreindre les Anisozygoptera à Epiophlebia et à ses proches fossiles.

Cette définition, partagée par Dijkstra & al. (2013), permet à la fois de respecter la stabilité taxonomique — un principe cher au Code — et de sauvegarder un nom emblématique et médiatique, cher aux odonatologues depuis plus d’un siècle.

Il s’agit de plus, de les maintenir comme infra-ordre du sous-ordre des Epiproctophora, aux côtés des Anisoptera.

Conserver Anisoptera, ce n’est pas céder à la nostalgie, mais reconnaître la valeur scientifique et culturelle d’un terme qui a accompagné la discipline tout entière. Entre Zygoptera, Anisoptera et Anisozygoptera, la triade historique fondée sur les structures génitales secondaires des mâles garde une logique morphologique et symbolique forte.

Ainsi, la classification binaire proposée par certains (Zygoptera / Epiproctophora) trouve un compromis élégant dans la reconnaissance des Anisozygoptera comme infra-ordre : une manière d’honorer la tradition tout en intégrant les acquis modernes de la phylogénie.

En somme, sauver le nom Anisoptera, c’est préserver un pan de la mémoire taxonomique des Odonates, tout en lui redonnant sens et cohérence. Un clin d’œil savant au passé, mais résolument tourné vers l’avenir.

Cyrille Deliry – Niort le 2 novembre 2025

Anisozygoptera [placements historiques]Placement actuel
Palaeophlebia de Selys Longchamps, 1889 (nec Brauer, 1889)
Epiophlebia Calvert, 1903 (nomen novum)
Neopalaeophlebia Handlirsch,, 1906 [syn.]
Epiophlebiidae Muttkowski, 1910
Epiophlebioidea Muttkowsksi, 1910
Epiophlebiines Muttkowski, 1910
Anisozygoptera Handlirsch, 1906
Ensphingophlebia Bode, 1953 Ŧ
Mesoepiophlebia Nel & Henrotay, 1993 Ŧ
réputés in Epiophlebiidae !
Sphenophlebiidae Bechly, 1997 Ŧ
Isophlebioptera Bechly, 1996 Ŧ
Diastatommidae Handlirsch, 1906 ŦArchithemistinae Tillyard, 1917 Ŧ (nomen novum)
Archithemistidae Tillyard, 1917 Ŧ
Heterophlebioidea Needham, 1903 Ŧ
Heterophlebioptera Bechly, 2007 Ŧ
Tarsophlebiidae Handlirsch, 1906 ŦTarsophlebioptera Handlirsch, 1906 Ŧ
Heterophlebiidae Handlirsch, 1906 ŦHeterophlebiidae Needham, 1903 Ŧ
Heterophlebioptera Bechly, 2007 Ŧ
Stenophlebiidae Handlirsch, 1906 ŦStenophlebioptera Handlirsch, 1906 Ŧ
Isophlebiidae Handlirsch, 1906 ŦIsophlebioptera Handlirsch, 1906 Ŧ
Sieblosiidae Handlirsch, 1906 ŦSieblosiidoptera Handlirsch, 1906 Ŧ
Triassagrionidae Tillyard, 1922 ŦProtomyrmeleontidae Handlirsch, 1906 Ŧ
(hors Odonata)
Burmaphlebiidae Bechly & Poinar, 2013 ŦAnisozygoptera Handlirsch, 1906
La totalité des fossiles réputés appartenir aux Anisozygoptères sont sortis à un moment ou un autre de cet ensemble

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