
Le premier « veritable » nom français1 que j’ai trouvé sur les Odonates est sous sa forme latinisée Perla – « comme on dit communément » – chez Aldrovando (1602) et doit être dit en français Perle2 (voir Deliry 2014). On retrouve ce nom chez Goedart (1685) accompagné de Dragonfly. Il y a encore Mordella (Mordelles !) ou plus volontiers Demoiselles. Nous lisons avec Jean-Yves Cordier^ parmi ses Zoonomies des Odonates que la première fois que les Libellules sont évoquées dans un texte, c’est dans l’Epopée de Gilgamesh issue de la Mésopotamie (3000-2000 BC) sous le terme de Kulilu. Néanmoins quelques ambiguïtés subsistent avec de possibles Ephémères (La libellule à peine sortie de la lumière, entrevoit le soleil et atteint à son terme).
Lister (1700) dit que ces insectes se nomment en France Demoiƒelle ou Perle, en latin, Libella en raison de leur vol à l’horizontal. Il n’est pas fait état d’un nom anglais à l’époque, or celui-ci existe déjà dès 1626 (voir plus bas).
Libellula est un néologisme introduit par Linné en 1735 : c’est un diminutif de Libella, terme présent dans l’ouvrage de Goedart (1685) et de Ray (1710) et qui a été forgé par Rondelet (1558) pour les larves de Zygoptères qu’il nomme Libella fluviatilis.
Dans la première édition qui n’est composée que de tableaux et quelques commentaire du Systema Naturae de Linné (1735) le terme Libellula est déjà présent comme tel et attribué aux Perla et aux Virguncula. Sa seconde édition (1740) est plus détaillée, mais pas pour les Odonates. On y trouve Libellula associé au nom suédois Trollslanda. La troisième édition de 1740 encore, associe Jungfer, nom allemand à ce terme. La quatrième édition est publiée en latin à Paris (Linnaeus 1744). Elle n’apporte pas plus d’information mais associe cette fois Libellula au nom français Demoiselle. L’édition de 1748, la sixième est un peu plus développée et on peut reconnaître les Anisoptères, les Calopteryx et les Zygoptères sous trois descriptions de Libellula. La septième édition de la même année est tout à fait similaire. La huitième édition de 1753 ne comprends que des plantes et a été traduite depuis le suédois par Haartman3. La neuvième édition de 1756 reprends Libellula à côté de Demoiselle et les éléments des sixième et septième édition.
En 1843, de Selys Longchamps visite la collection de Linné à Londres et résout bien des questions de nomenclature (de Selys Longchamps & Hagen 1850 : 256).
La dixième édition (Linnaeus 1758) est l’édition officielle des débuts du système binominal pour les animaux. On y trouve sous les (IV) Neuroptera le genre (n°206) Libella [sic : lapsus !] page 343 corrigé au genre (n°207) Libellula page 543.
Ce genre intègre alors toutes les espèces d’Odonates. On y trouve dans l’ordre les espèce suivantes : Libellula quadrimaculata, Libellula flaveola, Libellula vulgata, Libellula rubicunda, Libellula depressa, Libellula vulgatissima, Libellula cancellata, Libellula aenea, Libellula grandis, Libellula juncea, Libellula forcipata, Libellula fasciata, Libellula umbrata, Libellula dimidiata, Libellula chinensis, Libellula americana (synonyme de Libellula fasciata), Libellula virgo, Libellula puella.
Fabricius (1777) fait ce qu’on doit considérer comme la première description détaillée du genre. Quant à Toussaint de Charpentier (1840), après Lister (1700), il semble être un des premiers à en faire une explication étymologique, soulignant que plusieurs auteurs s’accordent pour attribuer ce nom à Libella qui est un objet qui permet de mesurer les horizontales selon la position prise par les ailes de l’Insecte en vol.
Il est intéressant de noter que Drury (1770) entreprend (p.115 et seq.) un résumé de la Biologie des Odonates. Il reprends les noms attribués par les auteurs anciens : Ce sont des Demoiselles en français. Drury (op.cit.) dit que : « Les auteurs leur donnent différents noms, selon le siècle où ils ont écrit et selon les progrès de l’étude de l’histoire naturelle. Perla, Libella ou Libellula en Latin, & Dragon flies, Adder Bolts, & Balance Flies en Anglois. Je préfère le nom de Libella, comme il est le plus connu aux naturalistes. » Notons ici que le nom anglais Balance Flies vient clairement étayer l’origine étymologique de Libella liée à la balance qui témoigne de la position en équilibre de ces Insectes et non de « petit livre » comme on le lit bien [trop] souvent (com. pers., 2020).
L’origine du nom anglais Dragonfly semblerait – sans certitude – être plus ou moins associé à une histoire du folklore roumain. En effet, dans un conte populaire, le diable a transformé le cheval de St Georges en un insecte volant géant (Cheval de St Georges ou Cheval du diable). Le nom a basculé en Mouche du diable, selon le mot drac en roumain, nom aussi utilisé pour le dragon. La traduction en anglais devient Dragon Fly c’est à dire nos Libellules. Ce mot apparaît pour la première fois vers 1626 (chez Bacon : The delicate coloured Dragon Flies) et je ne l’ai trouvé pour l’heure pas avant 1685, en termes scientifiques, pour un texte de Goedart.
Le thème du cheval apparaît dans un « ancien » nom anglais des Odonates rapporté par Shaw (1806) : Horse-Stingers ce qui signifie littéralement Cheval-Dards. On retrouve une notion de dards connus dans quelques noms locaux français sur lesquels je reviendrai ultérieurement. Shaw (1806) dit que ce nom est impropre, mais il ne semble pas en avoir examiné les fondements.
En guise de synthèse provisoire, les Libellules pourraient être des sortes d’Insectes montés comme des chevaux du diable pourvus d’un dard prolongé.
Cyrille Deliry (2020)
Référencement – Deliry C. [2020] – Nommer les Libellules, historique ancien. – Odonates du Monde, en ligne. – ONLINE
Références
- Aldrovando U. 1602 – Des Animalibus Insectis libri septem. – Bononiae. – ONLINE
- de Charpentier T. 1840 – Libellulinae europaeae. – Leopold Voss, Lipsiae. – ONLINE
- de Selys Longchamps E. & Hagen H.A. 1850 – Revue des Odonates ou Libellules d’Europe. – Muquardt, Bruxelles & Leipzig, Roret, Paris : XXII + 408 pp. + 11 pl. – ONLINE
- Deliry C. 2014 – Lecture libre du De animalibus Insectis d’Ulysse Aldrovando. – Histoires Naturelles n°42. – PDF
- Drury D. 1770 – Illustrations of natural History. Volume I. – London. – ONLINE
- Fabricius J.C. 1777 – Genera insectorum. – M.F.Bartschii, Chilonii : XVI + 310 pp.
- Goedart J. 1695 – De Insectis. – Londini. – ONLINE
- Linnaeus C. 1735 – Systema Naturae. 1ère édition. – Lugduni Batavorum.
- Linnaeus C. 1740 – Systema Naturae. 2e édition. – Stockholmiae.
- Linnaeus C. 1740 – Systema Naturae. 3e édition. – Halle.
- Linnaeus C. 1744 – Systema Naturae. 4e édition. – Parisiis.
- Linnaeus C. 1748 – Systema Naturae. 6e édition. – Stockholmiae.
- Linnaeus C. 1748 – Systema Naturae. 7e édition. – Lipsae.
- Linnaeus C. 1756 – Systema Naturae. 9e édition. – Lugduni Batavorum.
- Linnaeus C. 1758 – Systema naturae. 10e édition. – Holmiae. – [Libellula] PDF
- Lister M. 1700 – IV. Part of Monsieur Poupart’s Letter to Dr Martin Lister, F. R. S. concerning the Insect Called Libella. – Philosophical Transaction of the Royal Soc. of London, 1700-1701.
- Olivier G.A. 1792 – Encyclopédie méthodique, dictionnaire des Insectes. Tome septième, partie 2. – Paris, Panckoucke. – ONLINE
- Ray J. 1710 – Historia insectorum. – Londoni, Impensis A. & J. Churchill, [Libella] : 47-53 + 140. – PDF sauf p.140
- Rondelet G. 1558 – L’Histoire entière des Poissons. – Bonhome, Lion.
- Shaw G. 1806 – Libellula. In : General Zoology, or systematic natural history. Volume 6 (2) : Insecten.
Notes
- Les termes imagés de Libella (cf. Libella fluviatilis : Libelle) ou Marteau d’eau douce ou Niveaux d’eau douce répondent à une logique de Rondelet (1558) qui a rapproché les larves des Odonates à l’aspect du Requin marteau, nommé Libella n’étaient probablement pas utilisés dans le langage courant à l’époque et ne sont donc pas à mon avis des « noms français » bien que suite à leur transformation par Linné en Libellula en 1735, ils soient l’origine du nom désormais très populaires de Libellules. Rappelons que c’est Olivier (1792) qui en fait la première utilisation en français. Même si je n’en ai pas trouvé la trace, le mot « Mouches » pouvaient être utilisé à l’époque ! ↩︎
- Lister (1700) vient confirmer mon hypothèse quant au mot « Perle ». ↩︎
- La 8eme édition est en fait un ouvrage traduit du suédois par Haartman. Il est le point de départ de la systématique binominale des Plantes ; année 1753. En réalité tous les végétaux décrits alors devraient être présentés sous Linnaeus in Haartman, 1753 ! – Haartman J.J. 1753 – Caroli Linnæi Indelning i Ö̈rt-Riket, efter Systema Naturae, på Swenska öfwersatt af Johan J. Haartman. – Stockholm. ↩︎